« Chicoutimi » ou « Saguenay », voilà le choix que les conseillers municipaux de 2002 ont décidé de jeter sur le tapis et soumettre à une consultation populaire qui n’était nullement un référendum. Les électeurs n’ont préalablement reçu aucune information objective et non partisane au sujet de la valeur que véhicule chacun de ces noms, ce qui aurait pu les guider pour faire un choix éclairé. Il n’y a eu aucune audience ou commission publiques pour entendre des autorités compétentes s’exprimer sur le sujet ; aucune tribune pour recevoir des mémoires. Au contraire, on a tassé du revers de la main les avis, non sollicités d’ailleurs, de la Commission de toponymie du Québec et de la Société historique du Saguenay.
Pallions cette lacune. Voici certains faits marquants pour démontrer la pertinence de chacun des noms pour désigner cette nouvelle ville issue du regroupement des sept municipalités du Haut-Saguenay.
Pallions cette lacune. Voici certains faits marquants pour démontrer la pertinence de chacun des noms pour désigner cette nouvelle ville issue du regroupement des sept municipalités du Haut-Saguenay.
Parlons tout d’abord du nom « Saguenay »
SA SIGNIFICTION
Voici ce qu’écrit la Commission de toponymie du Québec à propos de l’étymologie du nom « Saguenay » pour lequel il existe très peu de littérature :
« Le nom Saguenay désigne le territoire d’où l’eau sort et non pas la rivière, ce qui est d’ailleurs conforme à l’étymologie du mot amérindien saki-nip, qui signifie “eau qui sort” ou “source de l’eau”. »
LE NOM « SAGUENAY » ENTRE DANS L’HISTOIRE
La première mention du nom « Saguenay » se trouve dans le récit du deuxième voyage (1535-1536) de Jacques Cartier ; il y fait référence 19 fois.
Alors que Cartier se trouve à la hauteur d’Anticosti, il entend le nom pour la première fois de la bouche d’un des deux Amérindiens qu’il avait kidnappés l’année précédente pour en faire ses interprètes en langue iroquoienne. Ces derniers utilisaient le terme pour désigner tout le territoire, à l’exception de la vallée du Saint-Laurent, partant de l’île d’Anticosti jusqu’au nord du lac Supérieur. Cartier apprend aussi que certains Amérindiens désignent une rivière par ce nom. Il jettera d’ailleurs l’ancre à l’embouchure de cette rivière en juin 1535. Il était coutume pour les Amérindiens de dire, par exemple, soit la rivière Saguenay, ou la rivière pour aller au Saguenay, même si d’autres Amérindiens nommaient cette rivière « Pitchitaouitchez ». Mais quel est donc ce fameux Saguenay ? Au cours de l’hiver 1535-1536, Donnacona, le chef du village iroquoien de Stadaconé et des deux interprètes, explique à Cartier que la rivière devant est nommée la rivière du Saguenay, et va jusqu’au dit Royaume du Saguenay… mais que le chemin le plus facile et le plus court est par Hochelaga (Montréal) et qu’en empruntant la rivière qui y mène (Outaouais) il y a de l’or, de l’argent et du cuivre et d’autres richesses. Les archéologues confirment que du cuivre natif se trouvait dans les environs du lac Supérieur et les géologues nous apprennent qu’au Québec les gisements d’or et d’argent sont en Abitibi ou au nord du Québec. Ces richesses sont absentes du sol de la région du Saguenay.
Au cours de son troisième voyage, Cartier reçoit le mandat du roi de France de retourner au pays de[sic] Canada et de Hochelaga… et jusqu’en la terre de Saguenay et tous autres pays du Sud. Ces tentatives demeurent vaines. Roberval, qui arrive au Canada quelques mois plus tard, tentera de franchir les rapides à Montréal, mais y renoncera à la suite d’un accident où il perdit 7 membres de son équipage.
Ne cherchez pas d’autres sources pour en savoir davantage sur le Saguenay et son royaume. C’est une dénomination particulière utilisée par Donnacona et adoptée par Cartier.
LE ROYAUME DU SAGUENAY, UN MYTHE PLUS À L’OUEST
Les cartographes se fieront nécessairement aux récits de Cartier et probablement à ses cartes qui sont malheureusement disparues, pour situer le tracé de la rivière Saguenay. Quant au Royaume du Saguenay, les cartographes le situent au nord du Lac supérieur ou en Abitibi, ce qui est tout à fait conforme au récit de Cartier, au mandat du roi de France et aux recherches actuelles des géologues et archéologues.
La France ne reprend ses explorations du Canada qu’à la toute fin du XVIesiècle. Lorsque Champlain arrive en 1603 et installe une colonie en 1608, il n’est plus question du Royaume du Saguenay.
L’abbé Victor Tremblay est d’ailleurs catégorique. « Il est bien certain, écrit-il dans son histoire du Saguenay publiée en 1938, que le légendaire royaume du Saguenay n’a jamais existé. »
LA RÉGION DU SAGUENAY, APPELLATION RÉCENTE
La région actuelle du Saguenay ne portera que tardivement ce nom puisqu’on la désignera successivement par les appellations « Traite de Tadoussac » en 1652, « Ferme de Tadoussac » en 1664, « Domaine du Roi » vers 1720 et « poste du Roi » après la Conquête en 1760. Ce n’est que plus tard, après l’arrivée des colons, que le terme « Région du Saguenay », ou si vous voulez « la région entourant la rivière Saguenay » commence à se développer.
Quant au nom « Royaume », on ne sait trop comment ce nom, qui désigne un Eldorado imaginaire situé dans d’autres régions plus à l’ouest, refera surface. Mais aujourd’hui, on trouve cette appellation, entre autres, dans les noms de certains commerces (Place du Royaume, Alliance funéraire du Royaume, Hyundai du Royaume, etc.), d’un boulevard ou d’un spectacle à grand déploiement (La Fabuleuse histoire d’un Royaume).
Bizarrement, on ne trouve nulle part des Amérindiens dont le peuple aurait porté le nom « Saguenéens » alors qu’ils auraient habité ce royaume. On ne trouve pas non plus le nom « Saguenay » pour désigner le territoire actuel ni dans la littérature sur le poste de traite de Chicoutimi ni dans les registres de Tadoussac recensant tous les mariages, baptêmes et funérailles de la région de 1670 jusqu’aux années 1760.
« SAGUENAY », LE NOM DE LA RIVIÈRE ET DE LA RÉGION SEULEMENT
Conséquemment, peut-on prétendre choisir le nom Saguenay parce qu’il est un identificateur important du territoire de cette ville issue des fusions de 2002 ? Peut-on le choisir parce qu’il est le fondement de notre mémoire collective ? Difficile n’est-ce pas ?
Que dire maintenant du nom « Chicoutimi »
SA SIGNIFICTION
Les sources d’information sur l’étymologie du nom « Chicoutimi » sont plus nombreuses. Mentionnons, entre autres, l’abbé J. A. Cuoq, prêtre de Saint-Sulpice, qui mentionne dans son lexique de la langue algonquine, publié en 1886 que :
« La racine TIMI se retrouve dans le nom de Chicoutimi. […] Ce mot vient de “ichkwatimi” l’eau cesse d’être profonde, ou, si l’on veut, de “ichkotimi”, c’est ici qu’il reste de l’eau profonde. »
Quant à l’Institut Tshakapesh, qui a publié, en 2012, un dictionnaire Innu-Français, on retrouve les deux mots suivants :
« Le mot “ishkuatimiu” traduit par “le chenal se termine là, l’eau profonde finit là” et le mot “timiu”, “l’eau est profonde”. »
D’autres linguistes, jésuites ou chercheurs y sont allés de leurs propres interprétations. Dans l’ensemble, on peut retenir que Chicoutimi signifie « jusqu’où l’eau est profonde ».
Voyons maintenant dans quel contexte ce mot est connecté au territoire couvert par la ville actuelle désignée de Saguenay.
UN PASSAGE OBLIGÉ DEPUIS DES MILLIERS D’ANNÉES
Il y a des centaines de millions d’années, la dérive des continents a provoqué d’importants séismes dans la région. Le sol de la région actuellement habitée du Saguenay–Lac-Saint-Jean s’est affaissé de plusieurs centaines de mètres. Suivant la dernière glaciation, le retrait des glaces, qui s’est effectué sur plusieurs milliers d’années, a forgé les lacs, les rivières et le fjord que nous connaissons aujourd’hui. Le fjord a permis à la mer de cheminer sur plus de 100 km, à l’intérieur des terres. Le fond de ce fjord, qui atteint plus d’un kilomètre de profondeur sur pratiquement toute sa longueur, rejoint graduellement la terre ferme là où la marée se meurt. Le seul chemin praticable pour passer du fjord à l’intérieur des terres est la rivière qu’on nomme actuellement la rivière Chicoutimi et qui portait encore, en 1748, le nom de rivière Kenogaming. Ce lieu « où la rivière est peu profonde » et qui est la zone de transition entre la mer et l’intérieur des terres est « Chicoutimi ».
CE QUE RAPPORTE CARTIER EN 1535
Retournons à l’hiver 1535-1536, lorsque Donnacona raconte à Cartier qu’il « peut passer par la rivière qu’on nomme Saguenay pour aller au Royaume du Saguenay… » Nous avons intentionnellement omis le bout qui complète sa phrase, soit :
« et que passées huit ou neuf journées, elle n’est plus profonde… que par basteaulx [canots] ».
Nous pouvons supposer que l’interprète de Cartier lui a traduit le mot Chicoutimi ou Ichkotimi, par « l’eau est peu profonde » et nous pouvons affirmer que le moment de la connaissance de ce lieu est aussi ancien que celui de Saguenay.
LE NOM « CHICOUTIMI » ENTRE DANS L’HISTOIRE EN 1661
C’est en 1661 que le nom « Chicoutimi » ou « Chegoutimis » (il existe plus de 70 graphies de ce nom) apparaît dans l’histoire, lorsque le jésuite Claude Dablon, qui venait de quitter Tadoussac la journée précédente, pour se rendre à la Baie James par le Saguenay écrit simplement dans son livre de bord :
« Si bien que nous fûmes obligés d’employer cinq jours pour nous rendre jusqu’à une lieue de Chicoutimi. »
Et, lorsqu’il est rendu à Chicoutimi, il écrit :
« Nous arrivons de bonne heure à Chegoutimis, lieu remarquable pour être le terme de la belle navigation, et le commencement des portages. »
Donc, Dablon parle d’un lieu et non d’une rivière. Dablon se réfère à Chicoutimi de la même façon qu’on dirait actuellement : je serai à Montréal dans 5 heures.
UN NOM PLUS QUE MILLÉNAIRE
Nul besoin d’expliquer ce nom, tous les Amérindiens le connaissaient depuis fort longtemps, peut-être des siècles. Les archéologues nous apprennent que les Amérindiens (Paléoindiens, Iroquoiens et Algonquiens) ont occupé cet endroit pendant au moins 4 000 ans. C’était un lieu important d’échanges culturels et commerciaux. Les Amérindiens étaient présents lors de l’arrivée des premiers Européens et ils y sont encore, bien que la majorité d’entre eux résident maintenant à Mashteuiatsh.
CHICOUTIMI ET LES CARTOGRAPHES : DE 1679 JUSQU’À TOUT RÉCEMMENT
Sur plusieurs cartes géographiques datant de 1700 à 1900, Chicoutimi faisait référence à la région du Haut-Saguenay et sur toutes les cartes depuis 1679 jusqu’à tout récemment, Chicoutimi était l’identificateur principal, sinon unique, du territoire occupé actuellement par la ville de Saguenay.
1676 – UN POSTE DE TRAITE ET UNE MISSION CATHOLIQUE
Il est vrai que l’établissement d’un poste de traite et d’une mission catholique à Chicoutimi en juin 1676 a favorisé l’utilisation mondiale de ce nom. Ce poste de traite était considéré comme l’un des plus importants au Canada. La chapelle, bâtie la même année, avait des dimensions et une qualité de construction non négligeable pour l’époque. Ce poste de traite, malgré des périodes moins heureuses, a été continuellement en activité jusqu’en 1856, alors qu’il est démoli pour faire place aux installations portuaires de Price. Quant à la chapelle, elle fut reconstruite en 1727 par le père Laure. Une troisième chapelle temporaire a été érigée en 1893, et sera démolie quelque temps après la construction de l’église Sacré-Cœur du Bassin en 1905.
1828 – EN ROUTE POUR LA COLONISATION
En raison de sa situation géographique stratégique, le territoire de Chicoutimi a rapidement été la plaque tournante du développement socioéconomique du Saguenay–Lac-Saint-Jean.
Nous sommes en 1828, soit 10 ans avant l’arrivée des premiers colons dans cette région. Deux navires anglais sillonnent le Saguenay pour en connaître les avantages pour l’Empire britannique. Arrivé à la hauteur de Chicoutimi, un des représentants de Sa Majesté écrit que : « Chicoutimi étant situé à la tête de la navigation du Saguenay, cet endroit est destiné à devenir une ville d’un commerce considérable, si l’intérieur des terres s’établit ». Ce visionnaire ne pouvait se douter que pour des considérations politiques et administratives, ce territoire serait morcelé en plusieurs agglomérations qui se fusionneront en 2002 pour former une seule ville qui paradoxalement se nommera Saguenay.
1842 – ON TRAVERSE LA ZONE INTERDITE POUR ALLER À CHICOUTIMI
Mais nous n’en sommes pas encore là. C’est en juin 1838 que les premiers colons, réunis sous la Société des vingt-et-un, s’installent à Saint-Alexis de Grande-Baie ; cette Société n’ayant pas le droit de se rendre plus loin puisque la Compagnie de la Baie d’Hudson avait un bail sur tout le reste du territoire. Mais ce n’était que partie remise et en août 1842, Price et McLeod, qui se sont portés acquéreurs de la Société des vingt-et-un, se dirigent vers Chicoutimi pour y construire, en 3 ans, deux scieries qui seront leurs vaches à lait pour un demi-siècle.
Pourquoi Chicoutimi ? L’endroit revêtait une importance stratégique : le passage de deux rivières, les rivières Saguenay et Chicoutimi, par lesquelles arrivaient les billots provenant de l’intérieur des terres, y compris d’autres ressources provenant du lac Saint-Jean, pour alimenter leurs scieries.
1852 – LE DÉVELOPPEMENT URBAIN DE CHICOUTIMI
Le secteur urbain de Chicoutimi se développe très rapidement, particulièrement après la mort, en 1852, de Peter McLeod. Ce monsieur faisait la loi et contrôlait toutes les activités économiques grâce à ses « pitons » et ses fiers-à-bras. L’arrivée massive de colons a mené rapidement à l’occupation de toutes les terres cultivables en périphérie de Chicoutimi et a créé une demande accrue pour toutes sortes de services. Ainsi en 1879, au moment où le village de Chicoutimi devient « Ville », on recense déjà dans la zone commerciale 19 commerces de vente au détail, 3 hôteliers, 2 prêteurs… une cinquantaine d’artisans, dont 7 charretiers, 6 forgerons, 6 charrons, 5 cordonniers, 4 ferblantiers, 3 boulangers et un pâtissier et des professionnels, dont 3 avocats, 3 notaires, 3 médecins et 2 arpenteurs.
1896 – L’ÈRE INDUSTRIELLE
Nous sommes maintenant à la fin du XIXesiècle. Après l’épuisement des ressources faunique, alors que la ressource forestière demeure toujours exploitable, il arrive en 1896 à Chicoutimi un évènement marquant : la création de la Compagnie de Pulpe de Chicoutimi qui coïncide avec l’avènement de l’ère industrielle technologique, laquelle mène au développement de l’hydroélectricité et d’activités de transformation de la matière ligneuse en cellulose.
En 1906, le secteur urbain de Chicoutimi compte 5 500 habitants et abrite déjà plusieurs des établissements financiers, commerciaux, institutionnels, gouvernementaux et journalistiques que nous connaissons aujourd’hui et qui lui ont valu en 1913, le titre de « Reine du Nord » lors du congrès de la Fédération des Chambres de Commerce de la province de Québec à Chicoutimi. « Elle représentait alors le plus bel espoir du Québec et la grande fierté de la région dont elle était la capitale et la métropole », dixit Russel-Aurore Bouchard, écrivaine et historienne.
La suite est connue de tous. La Compagnie de Pulpe de Chicoutimi fut, dès 1901, suivie par la construction d’une série de « moulins à papier » dans le Haut-Saguenay et au lac Saint-Jean (Jonquière, Kénogami, Port-Alfred, Alma et Dolbeau). Pour compléter le tableau, on assiste, à partir de 1923, à l’érection de grands barrages hydro-électriques et d’usines de transformation de la bauxite en aluminium (Arvida, Alma, Laterrière et Grande-Baie). Cet essor industriel a permis à ces agglomérations et à toute la région de connaître un développement démographique remarquable et a contribué avec l’agriculture à la richesse de la région jusqu’à la fin du XXesiècle.
LE NOM « CHICOUTIMI », PORTEUR DE NOTRE HISTOIRE
Alors, ne croyez-vous pas que le nom Chicoutimi, qui rayonne mondialement depuis 1676, est l’appellation toute désignée pour cette nouvelle ville ? Ce nom remplit les deux critères requis pour le choix d’un toponyme : s’avérer un indicateur géographique facilement repérable et être le siège d’une partie importante de notre mémoire collective. À ces deux critères, on peut ajouter l’importance que le nom revêt pour les secteurs d’activités économiques ; un nom qui avait fait la renommée de la région, il y a plus d’un siècle.